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Photo du rédacteurThierry Vimal

MORTS DE RIRE

Dernière mise à jour : 31 oct. 2022

Comment prendre un fou-rire

en écoutant témoigner

une victime de terrorisme.


Il vous faut :


– dans les pattes :

quatre semaines

de récits intenses

et désespérés

d’hommes et de femmes

psytraumatisés

qui ont pleuré,

tremblé,

ragé.


Huit heures de ce type de récit

doivent s’être succédé

le jour même du fou-rire.

La nuit doit tomber

L’envie doit être vive

de rentrer chez soi.

Dans la salle d’audience

il doit faire chaud

beaucoup trop chaud.


– à la barre :

une partie civile

pas trop impactée

mais un peu quand même.

(Il existe une zone

de trauma optimal :

trop c’est trop,

pas assez,

et l’on rira

de moins bon cœur.)


La victime doit paraître

très gentille

très amène

très bouleversée.

Il faut qu’elle ait des difficultés

à exprimer

que sa vie

est presque aussi foutue

que la vôtre.

(Un peu moins quand même

– une petite dose de lâcheté

est requise

si l’on vise

un rire de qualité.)


– tout près de vous :

(et c’est capital)

une personne amie

complice

qui soit exactement

dans le même accablement que vous.


Mais vous ne devez rien savoir

de son état.

Vous avez oublié sa présence.

C’est indispensable,

afin qu’elle se révèle

au meilleur moment,

celui du coup de grâce

magique

du fou-rire.


Pour le moment,

l’amie n’existe pas.

Cette aventure

vous la commencez

seul.

Vous écoutez cette vieille dame

si démunie

à la barre.


Vu le temps qui lui est nécessaire

pour prononcer chaque mot

vous vous réjouissez

que devant elle

ne se trouve qu’une seule feuille.

Déjà,

cette vénielle méchanceté

vous fait sourire

intérieurement.


Alors, malheur pour vous,

elle raconte

– climax de son histoire

et de ses larmes

et tremblements –

qu’elle voit arriver

sur la Prom’

à toute vitesse

une crème Mont-Blanc.


En tout cas,

c’est ce qu’entre les sanglots

vous avez entendu.

Une crème Mont-Blanc

Votre sourire vire au rire.

Il s’extériorise.

Sueurs froides.

Il ne faut pas.

Une crème Mont-Blanc

fonçant sur la foule.

Vous l'imaginez

semant la terreur sur la Prom'.

Vous vous demandez

si elle est dans sa boîte,

roulant sur les gens,

ou bien répandue,

blob géant

aspirant à la vitesse d'un tsunami

les pauvres promeneurs

dans sa matrice vanillée.

Ou bien chocolatée ?


Serrer la mâchoire.

Pas rire, putain, pas rire.


Son mari, avoue-t-elle,

est désormais

terrorisé par les terroristes.

Et sur votre cahier,

vous notez :

terroristé.

Et vous trouvez ça

très drôle

et ça vous rappelle

la crème Mont-Blanc.

La situation se tend.

Vous perdez pied.


D’autant que la dame

a pris une pause pour sangloter.

Le silence règne.

Situation critique.

Pas rire, putain, pas rire.

Ils vont vous repérer,

les juges,

du haut de leur estrade.


La raison morale tente

la négociation

de la dernière chance :

Allons,

c’est vraiment déplacé

de rire,

et surtout

c’est vraiment mal !


Le long de l’échine

jusqu’aux fesses

si mal assises

ça dégouline

dru

glacial.


Pauvre dame,

incarnation du chagrin.

Ses grands yeux clairs montrent

derrière les larmes

tant de gentillesse bleutée.

Comme on voudrait qu’elle n’ait pas

vécu telle horreur.

Elle a repris la parole.

« Comme c’est dur de raconter,

monsieur le Président,

dur,

de continuer à vivre… »

dit-elle.

Entre deux reniflements

elle confesse

« n’être plus

la boute-en-train qu’elle était ».


Et là,

en plein dans la fraction de seconde

qui suit le mot boute-en-train

et précède l’explosion de votre rire

– à laquelle il faut en urgence

trouver un couvercle

d’épaisseur

piscine Fukushima –

vient s’insérer

cruellement

irréversiblement

un petit bruit de nez

– manifestation d'un rire

si fortement retenu

qu’il n’a pu être entièrement stoppé :

celui de la voisine et amie

mentionnée plus haut.


Recroquevillée sur son banc

elle aussi

tente de faire face.


Fermer les lèvres

et le nez

avec les doigts.

Mais il est trop tard.

Vos regards se sont croisés.

Elle a vu que vous riez.

Elle a vu que vous l’avez vue rire.

Aux larmes.

Faire croire que ces larmes

sont celles de la peine ?

No way.

C’en est fini.

Elle et vous

vous êtes perdus.






Eh oui, le dimanche,

on rit.

À Célia Viale

et aussi à l'amie Isa

qui trouve ma chronique

trop cynique.



398 vues2 commentaires

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2 Comments


Guest
Nov 11, 2022

Qu' est ce qu'on à l'air couillon quand on rit seul de bon matin devant son écran !

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Guest
Nov 02, 2022

Merci pour cette tranche de rigolade, heureusement que je n'ai pas mangé ou boire en train de lire cette orfèvre littéraire qui traduit avec excellence, la plume "Thierryiesque" comme j'adore. 🌟😁

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