Comment prendre un fou-rire
en écoutant témoigner
une victime de terrorisme.
Il vous faut :
– dans les pattes :
quatre semaines
de récits intenses
et désespérés
d’hommes et de femmes
psytraumatisés
qui ont pleuré,
tremblé,
ragé.
Huit heures de ce type de récit
doivent s’être succédé
le jour même du fou-rire.
La nuit doit tomber
L’envie doit être vive
de rentrer chez soi.
Dans la salle d’audience
il doit faire chaud
beaucoup trop chaud.
– à la barre :
une partie civile
pas trop impactée
mais un peu quand même.
(Il existe une zone
de trauma optimal :
trop c’est trop,
pas assez,
et l’on rira
de moins bon cœur.)
La victime doit paraître
très gentille
très amène
très bouleversée.
Il faut qu’elle ait des difficultés
à exprimer
que sa vie
est presque aussi foutue
que la vôtre.
(Un peu moins quand même
– une petite dose de lâcheté
est requise
si l’on vise
un rire de qualité.)
– tout près de vous :
(et c’est capital)
une personne amie
complice
qui soit exactement
dans le même accablement que vous.
Mais vous ne devez rien savoir
de son état.
Vous avez oublié sa présence.
C’est indispensable,
afin qu’elle se révèle
au meilleur moment,
celui du coup de grâce
magique
du fou-rire.
Pour le moment,
l’amie n’existe pas.
Cette aventure
vous la commencez
seul.
Vous écoutez cette vieille dame
si démunie
à la barre.
Vu le temps qui lui est nécessaire
pour prononcer chaque mot
vous vous réjouissez
que devant elle
ne se trouve qu’une seule feuille.
Déjà,
cette vénielle méchanceté
vous fait sourire
intérieurement.
Alors, malheur pour vous,
elle raconte
– climax de son histoire
et de ses larmes
et tremblements –
qu’elle voit arriver
sur la Prom’
à toute vitesse
une crème Mont-Blanc.
En tout cas,
c’est ce qu’entre les sanglots
vous avez entendu.
Une crème Mont-Blanc
Votre sourire vire au rire.
Il s’extériorise.
Sueurs froides.
Il ne faut pas.
Une crème Mont-Blanc
fonçant sur la foule.
Vous l'imaginez
semant la terreur sur la Prom'.
Vous vous demandez
si elle est dans sa boîte,
roulant sur les gens,
ou bien répandue,
blob géant
aspirant à la vitesse d'un tsunami
les pauvres promeneurs
dans sa matrice vanillée.
Ou bien chocolatée ?
Serrer la mâchoire.
Pas rire, putain, pas rire.
Son mari, avoue-t-elle,
est désormais
terrorisé par les terroristes.
Et sur votre cahier,
vous notez :
terroristé.
Et vous trouvez ça
très drôle
et ça vous rappelle
la crème Mont-Blanc.
La situation se tend.
Vous perdez pied.
D’autant que la dame
a pris une pause pour sangloter.
Le silence règne.
Situation critique.
Pas rire, putain, pas rire.
Ils vont vous repérer,
les juges,
du haut de leur estrade.
La raison morale tente
la négociation
de la dernière chance :
Allons,
c’est vraiment déplacé
de rire,
et surtout
c’est vraiment mal !
Le long de l’échine
jusqu’aux fesses
si mal assises
ça dégouline
dru
glacial.
Pauvre dame,
incarnation du chagrin.
Ses grands yeux clairs montrent
derrière les larmes
tant de gentillesse bleutée.
Comme on voudrait qu’elle n’ait pas
vécu telle horreur.
Elle a repris la parole.
« Comme c’est dur de raconter,
monsieur le Président,
dur,
de continuer à vivre… »
dit-elle.
Entre deux reniflements
elle confesse
« n’être plus
la boute-en-train qu’elle était ».
Et là,
en plein dans la fraction de seconde
qui suit le mot boute-en-train
et précède l’explosion de votre rire
– à laquelle il faut en urgence
trouver un couvercle
d’épaisseur
piscine Fukushima –
vient s’insérer
cruellement
irréversiblement
un petit bruit de nez
– manifestation d'un rire
si fortement retenu
qu’il n’a pu être entièrement stoppé :
celui de la voisine et amie
mentionnée plus haut.
Recroquevillée sur son banc
elle aussi
tente de faire face.
Fermer les lèvres
et le nez
avec les doigts.
Mais il est trop tard.
Vos regards se sont croisés.
Elle a vu que vous riez.
Elle a vu que vous l’avez vue rire.
Aux larmes.
Faire croire que ces larmes
sont celles de la peine ?
No way.
C’en est fini.
Elle et vous
vous êtes perdus.
Eh oui, le dimanche,
on rit.
À Célia Viale
et aussi à l'amie Isa
qui trouve ma chronique
trop cynique.
Qu' est ce qu'on à l'air couillon quand on rit seul de bon matin devant son écran !
Merci pour cette tranche de rigolade, heureusement que je n'ai pas mangé ou boire en train de lire cette orfèvre littéraire qui traduit avec excellence, la plume "Thierryiesque" comme j'adore. 🌟😁