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  • Photo du rédacteurThierry Vimal

LEDA

Dernière mise à jour : 20 nov. 2022

Zace Enkeledja

dite Leda,

48 ans,

accusée d’avoir participé

(traduction, emballage)

à la transaction

du pistolet du tueur

et d’une kalach H.S.,

entre messieurs Arefa

– dit Ramzi-le-Cash –

et Henaj Artan

– dit Giovanni.


Pour être dans les clous

féminins

faut-il

absoudre la seule accusée

de ce ramassis de viriles

méchanceté

débilité

arrogance ?

Ou bien

au nom de l’égalité

ne point chercher à

l’innocenter

et la charger tout pareil ?


Le second choix paraît

préférable

moins sexiste

mais l’on sent qu’on va

déraper vers le premier.

Apitoiement bourgeois

de mâle cisgenre

hétéro blanc

(on les collectionne,

comme Henaj les chefs d’accusation)

sur prolétariat féminin ?

Vous me direz.

En tout cas je renonce

à intituler cette chronique

LA FEMME DE HÉNAJ.


Tous nos Albanais

ont ce qu’on appelle

roulé leur bosse.

De Grèce en Allemagne

d'Italie en Crète.

(Le jeune Maksim dormait dans la rue

au début du procès

c’est pourquoi le Président

le laissait roupiller.

Maintenant il loue une caravane

à Combs-la-Ville.)


Leda grandit en Albanie

Je la vois gamine :

cheffe de bande

Zora la brune

courant pieds nus

poignard aux dents

bandana

dans les faubourgs de Tirana

(ça veut dire les banlieues)

pour échapper

à la police communiste

qui la trouve

capitaliste

à l’égard

des étalages de pommes.

Je la vois plus tard

adolescente :

les bras de cuivre

pleins de bracelets

avec ses trois meilleurs amis

à bord d’un grand condor

recherchant des cités d’or.

Elle est encore

noble fille du soleil.

On la retrouve ensuite

dirais-je

amérindienne

Pocahontas

(la vraie

pas celle de WD)

dont les noms authentiques sont

(source Wikipedia)

Fleur-entre-deux-ruisseaux

et

Initiée-à-la-vision-de-rêves

– Pocahontas

signifiant

« petite dévergondée ».


Quand Leda arrive en France.

Le soleil a fini de la cuire de beauté

(avec la peau)

mais leur pacte était stricte :

elle dut laisser l'astre

lui brûler le cerveau

au troisième degré.

Elle trouve un mari.

Elle donne naissance à V.


Leda regarde le sol

jamais le Président.

La lumière tiède

dans son blond platiné

donne du relief à ses yeux

d’une effrayante gravité.

Leda porte une lourde croix

qu’elle ne posera pas

aujourd’hui

ni aucun autre jour

sans doute

comme tous ses acolytes

et tous les pauvres de nous.


Quand son mari s’enfuit

au Canada

avec une autre

la voici

seule avec V.

Alors

Leda près de Thionville

commet

son premier acte de prostitution.


Second mari : mieux.

Deux autres enfants.

Travaille à Monaco,

Nice.

Puis :

plainte pour violences

conjugales.

Classée sans suite.

Divorce.

« Une relation qui se passe bien

et qui finit mal,

comme souvent,

malheureusement. »

philosophe le Président

– référence :

Rita Mitsouko.


Une douzaine d’adresses à Nice

– la moitié rue Miollis.

La justice donne la garde

des deux petits

au père.

« Pourquoi au père ? »

Parce qu’elle était malade,

et pauvre.

Elle travaille, encore.

Pour une boîte de

nettoyage nommée Désir.

« Ça ne fait pas très nettoyage, Désir »

s’étonne le Président.

Non, juste, elle y faisait le ménage.


Agent de propreté,

conditionneuse,

Leda a eu beaucoup d’emplois

déclarés.

Oui,

absolument,

acquiesce-t-elle

avec le fier aplomb

d’une vieille squaw à calumet.


Mais pas seulement du légal,

nous apprend-on soudain :

Ouverture d’un bar

sans aucune déclaration.

Escroquerie.

En 1998, tentative de transport d’étrangers

« Ils vous ont abordés à la gare

de Vintimille

où vous étiez venue acheter des cigarettes

en Citroën Évasion huit places ?

– Oui, on les aite,

comme ils ont un petit enfant. »

En 2000, 2001, 2003 :

racolage.

En 2008, menaces et violences.

En 2014, vol en réunion.

Tenue de jeu de hasard sur un lieu public

– bonneteau.

Proxénétisme aggravé

Usurpation de titre.


En 2014

mort de son père

Elle s’en est beaucoup occupée

quand il était malade.

70 000 euros d’héritage :

achat d’un restaurant

près de la gare de Nice

le Balkan.


70 000 €

un restaurant

juste mon budget

mon projet

– faire une offre.


Irruption dans sa vie :

Giovanni

sans qui

peut-être

elle n’eût jamais connu

la cour d’Assises.

Il est juste arrivé en France

par hasard à Nice.

« Vous allez tomber amoureuse

de monsieur Henaj ?

–Malheureusement, oui. »

Henaj la demande

en mariage.

Il peut courir :

il veut juste des papiers.

On la lui fait pas comme ça,

à Leda.

Va pour un Pacs.


Leur appartement :

un deux-pièces.

« Il y en a un salon-cuissine

il y en a une champre.

Il y en a un couloir.

Il y en a une touche. »

55 mètres-carrés.

« C’est petit, non ? demande le Président.

– Non non, c’est grand ! »

Ils ne sont pas de la même…

– vous savez quoi.


Le bar restaurant n’a pas marché.

Elle ignore pourquoi.

Peut-être à cause

des treize tables ?

Il suffisait d’en coller deux.

Liquidation judiciaire en 2016.

Elle a tout perdu

presque.

RSA et travail au noir

dans un autre bar.

Elle gagne… peut-être…

70 euros de pourboire ?


« Expliquez-nous

cette histoire de

proxénétisme aggravé.

« Monsieur Chuche… »

lui chuchote-t-elle

en aparté

« il ne faut pas parler de prostitution,

ici,

car il y a beaucoup

de familles blessées ».

Sa voix serpente.

Une langue longue et étroite

fourchue

frémissante

s'est laissée entrevoir.

Méduse !

Ses consonnes occlusives

claquent des pops

dans le micro.

Le président

est mécontent.

Il lui déconseille fortement

ce terrain-là.

Qu’elle s’explique sur les faits !


« Che feux pas en parler. Non. »

Leda fait non de la tête

secouant ses grands cheveux

peroxydés.

« Non non.

Pas en parler.

Chut.

– Alors n’en parlez pas.

– Merci.

– Ne me dites pas merci :

ce n’est pas par gentillesse

c’est la loi. »

(Si la loi voulait obliger

quelqu’un à parler

elle devrait rétablir

la torture

ou les sérums.)

Quand Leda reçoit l’héritage,

finit-elle par lâcher,

quelqu’un de sa famille

lorgne dessus.

Leda règle le problème

à l’amiable.

Il ne sous sera donc pas révélé

– et c'est regrettable –

comment

l’on peut régler un conflit familial

d’héritage

à l'amiable

en recourant

au proxénétisme aggravé.


« Est-ce que vous travailliez

au moment de votre interpellation ? »

Mon Dieu,

que n’a-t-il demandé,

honteux Procureur !

Leda est furie !

Ses yeux outrés

habités

vont transformer

toute l’assistance en pierre !

Maudits soyons-nous,

tous !

Comment sommes-nous si bêtes ?

Comment se souviendrait-elle

de ce qu'elle faisait

quand tous ces policiers

ont débarqué chez elle ?

« Afec les kalashnikov,

lé sniper là-haut,

qué tu crois qué

qu’il fa tirer dans ta tête ! »

(possédée

elle pointe son front

avec son doigt)

« Ma ché mé rappelle plus,

si ché trafaille ! »


« Le bar où vous travaillez

est-il calme ? »

Calme ?

Beaucoup de monde !

Il y en a de la musique orientale.

Il y en a beaucoup de gens.

Ils boivent peut-être dix bières

à la onzième

ils changent de comportement.

Il y en a des bagarres,

avec des bouteilles.

Une fois

elle est agressée.


« Le 6 juillet 2016

premier jour du ramadan

votre patron vire un client

qui a osé commander de l’alcool.

Il revient plus tard,

gifle la serveuse.

– Non ce n’était pas moi. »


La drogue ?

Là, vraiment,

Leda se fâche !

Son visage tourne au violacé.

Ses yeux s’allument en vert.

Ses mèches ondulent

comme des vipères.

Elle a des kalach de venin

en réserve.

Ces gens sont sanguins.

Vous verriez une engueulade

(en salle des pleurs)

entre deux interprètes albanaises !


Leda engueule le Président

et aussi Dieu :

Comment ça,

certains se font des milliards,

avec la drogue,

et c’est elle qu’on embête ?

« Escoussez-moi,

Monsieur Chuche ! »

mais c’est un peu fort !


Comment ça,

tous ces gens

ont témoigné

qu’elle trafiquait de la cocaïne ?

Comment ça,

c’est elle qui fournissait

quand Giovanni était absent ?

Ils mentent ! Tous !

Parce qu’ils ont peur

chuinte-t-elle.

Comme si elle n’avait pas mieux à faire

avec son restaurant et tout ça !


« Giovanni né fendait pas,

en tout cas ché sais pas,

il ramène comme ça

un cramme ou teux,

on prend une pétite ligne

comme ça.

Mais s’il fend

ché sais pas ».

On n’aimerait pas

se disputer avec

une Leda sous cocaïne

mauvaises griffures

elle te crève les yeux.


« Avec Giovanni

dans sa voiture jaune

vous montez boire un verre

à Thionville

avec votre cousine

malade

vous redescendez

le lendemain.

Tout ce voyage

pour quelques heures ?

« Ch’ai le troit, non ? »

Ah, Thionville, plaque tournante du trafic

de drogue

de femmes

ironisera

la Défense.


« Giovanni vendait,

madame Zace.

En demi-gros.

Et chez vous !

Il l’a reconnu. »

Non mais alors !

Mais qu’est-ce que nous croyons ?

Leda pédagogue :

son compagnon,

un baron de la drogue,

et elle,

elle va travailler pour 70 euros

pour prendre des coups de bouteille

par les gens qui ont bu

– et en plus ils vous touchent ?

Et où ils sont ces sous,

hein,

où ils sont ?


« Giovanni et Ramzi

avouent l’un et l’autre

qu’ils étaient partenaires :

semi-grossiste

et détaillant.

Lorsqu’on vous montre

en garde à vue

la photo de Ramzi

vous prétendez ne l’avoir jamais vu.

Mais lui, sur photo,

vous reconnaît ! »

Il a pu passer au café.

Pourquoi a-t-elle son numéro

dans son téléphone ?

Giovanni le lui emprunte

souvent.


Leda ne connaît pas Arefa,

ni lui là dans le box

crie-t-elle,

ni cet autre-là !

Elle ne les avait jamais vus

avant le procès !

« On ne montre pas les gens du doigt

Madame Zace.

Nous ne sommes pas dans une foire.

Ça ne se fait pas.

– Ça s’fait. »


En dépit de dizaines

de témoignages accablants

Leda tient tête :

« Madame Chuche

il faut chercher la férité.

Il y en avait 250 personnes

en garde à vue.

– Et ça ne vous paraît pas justifié ? »

Oui, bien sûr,

que ça lui paraît justifié.

L’État français,

il a bien fait son travail.

Leda forme un cercle

avec son pouce et son index

et à leur jointure

dépose

un bruyant baiser.


« Mais qué moi ché paye pour les autres ?

Ça non non non non non.

Il faut qué chacun assume

ça qu’il a fait. »


À présent,

Madame Zace,

la question des armes.

« Votre ancien compagnon

Monsieur Henaj

dit Giovanni

lui

a bien perçu que nous avons

86 morts.

Que la situation est tendue

et qu’il faut en sortir.

C’est pourquoi il nous dit

la vérité sur les armes.

Il se reproche des choses

à lui-même.

Il ne vous incrimine pas.

Il vous demande juste de dire

vous aussi

la vérité :

vous avez vu

ce pistolet. »


Mais mais mais...

Mais si Leda trouve

une telle arme chez elle...

mais…

« Mais madame Chuche ! »

elle va penser

que c’est pour la tuer !

Giovanni veut la tuer

car elle veut le quitter !

Elle montre son front :

« Régarde ma cicatrice,

là.

Il mé frappe ! »

Disant ces mots

pour la toute première fois du procès

Leda

sourit.


« Non Madame,

la cour n’est pas médecin

elle ne regarde pas les cicatrices.

– Giovanni il fait les bakarres,

comme un ours ! »

Le R de ours a roulé

très fort et très long.

La salle a sursauté.

À présent Leda imite l'animal

en agitant les bras

et poussant des cris

de chimpanzée.

Puis elle siffle

pour montrer que hop

du balai

Giovanni

il dégage en prison.


En prison

Giovanni y est déjà

pour d’autres faits.

Il lui a écrit

des lettres d’amour.

Signe-t-il Ton Giovanni ?

En tout cas,

répond-elle,

elle ne veut plus entendre parler de lui

jamais.

En plus,

il est infidèle.


Oui oui oui

il l’a frappée !

Là, sur la tête.

Qu'on regarde

sa cicatrice !

« Non Madame,

la cour ne regardera pas

votre cicatrice

et pour tout vous dire

je ne vois pas la moindre

cicatrice. »


« Il me frappe

en public !

Pas en cachette à la maisson !

En cachette à la maisson

il me fait autre chosse.

– Mais pourquoi avoir répété

dans vos nombreuses auditions

de garde à vue

qu’il n’était

jamais violent ? »


« Revenons aux armes,

madame.

Giovanni dit vous avoir donné

cent euros

pour la vente du pistolet. »

Leda est atterrée.

Mais comprendront-ils,

à la fin,

Monsieur chuche

Madame chuche,

qu’elle est commerçante

en conséquence de quoi

elle se fout bien de cent euros ?


« Comment expliquez-vous

que Giovanni et M. Arefa

racontent exactement la même chose

sur votre participation

sans avoir pu se concerter ?

Tous deux soutiennent

que vous avez traduit,

emballé l’arme

dans une serviette.

– Mais parce qué

Madame chuche… »

Leda chuchote à nouveau

dans le micro.

Mystérieuse

agitant les doigts

comme pour tenir en haleine

un public d’enfants.

La voix baisse encore.

Un grand secret va être révélé

sur leur complot :

« Ils passent tes heures

comme ça

longtemps

ils parlent

ils tisent des trucs. »


« Moi ché paye pour les autres ?

Non non non non non.

Il faut qué chacun assume

ça qu’il a fait. »


« Et monsieur Bouhlel

vous l’aviez déjà vu ?

– Mais chamais.

Chamais. »


« Bien », ponctue le Président.


« Et sinon,

qu’est-ce que vous avez fait en prison ?

– Qu’est-ce que fous foulez que ché fasse ?

Y en a qué quatre murs

et ché pleure

tous les chours

et ché parle

qué avec les pichons,

ché leur tonne

tes petits pouts de pain.

Ché né dors plus. »

Avant

elle était quelqu’un de bien,

à présent

avec tous ces mensonges

toutes ces injustices,

cette incarcération,

Leda a des angoisses

elle est dépressive

ne possède plus rien

vé plus faire l'amour.

Sa fille doit lui donner de l’argent

pour qu’elle se nourrisse.

Elle a quatre petits enfants.

Le quatrième

est arrivé

pendant le procès.


Heureusement

à Nice

tout le monde la sait

innocente.

Elle vit dans un studio

du RSA.

Femme de ménage

de temps en temps.

Aucun de ses proches

n’est venu à la barre

la défendre.

« Après l’attentat,

toute ma famille

m’a abantonnée.

Toute.

Abantonnée. »

Même sa fille

a refusé.

Sa mère,

accusée de terrorisme ?

C’est terrible !

Leda pleure, presque,

se rattrape

se retient.

« Mais vous n’êtes plus accusée de terrorisme !

Madame Zace,

clame son avocat.

– Pas possible leur expliquer

C’est horrible

d’être accussé

dé terrorisme. »


Apitoiement bourgeois

de mâle cisgenre

hétéro blanc

sur prolétariat féminin ?

Vous me direz.




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