Señorita
ce matin je t’ai vue
sur un grand écran
insonore
te faire tamponner
par le camion.
En vérité, je ne t’ai pas vue,
mais j’ai bien dû te voir.
Vingt minutes avant le film
tel adjoint à la culture
de telle festivité littéraire
m’avertit au téléphone
que la Préfecture me classifiait
sujet sensible,
exigeant à mon endroit
une protection policière.
Le mot fatwa fut prononcé,
puis la phrase
surtout n’en parle à personne
avant demain.
Je promis,
et appelai aussitôt mon avocat.
Qui peut exiger
que l’on taise la PEUR,
la vraie de vraie
la bonne vieille du 14 au soir ?
Elle remonta
de l’abîme tripal
où elle demeure
à jamais tapie
ainsi que le voulut
Mohamed Lahouaiej Bouhlel.
Ensuite,
le fameux visionnage
balaya cette peur-là
à coups de calandre
pour quelque chose
de pire encore,
augmenté de dégoût,
de haine,
de désespoir.
Cherchant un coin calme
mes pas, facétieux,
me conduisirent
forum des Halles.
Mon éditrice m’informa alors
qu’ayant manqué son avion
elle n’honorerait pas
notre rendez-vous du soir.
Dommage !
Par vocal
dont l’usage me devient pathologique
je la prévins
des conditions policières
dans lesquelles peut-être
bientôt
assis derrière un stand
il me faudrait incarner
sa marque et la mienne
auprès de nos lecteurs.
« Mince, me répondit-elle,
comme ça doit faire peur ! »
(J’oubliai, bien sûr,
l’épineuse question
de la publication papier
de certain travail personnel
invendable
inclassable
plus ou moins poétique
et assez teigneux.)
Boulevard du Palais
Pont Saint-Michel
les gens avaient
de drôles de tête
comme si je marchais
dans un grand asile.
Les gens sont étranges
quand on est un étranger
les visages paraissent laids
quand on est seul.
Montant le Boul’Mich’
vers ma cellule d’abbé,
sans être sûr
de vraiment y aller
je vis
là
dans un bac rouge
de livres d’occasion
sis sur le trottoir
du fameux Gibert
Joseph,
dépassant,
en tête de sa rangée,
TON livre,
Señorita.
Celui que tu lus huit fois
Nos étoiles contraires, John Green,
dans la même édition brochée.
Là comme ça
devant moi
dans ce bac rouge.
En premier.
J’attendis poliment
un peu longtemps
qu’une jolie vieille dame
en forme de libellule
se déplace
pour photographier le bac.
J’envoyai l’image à Maman
puis décompensai
formidablement.
Dans la rue,
devant les gens.
Je me précipitai
dans un étroit espace
entre un maigre platane
une boîte aux lettres
et la circulation de pointe.
Cris stridents
d’un porc qu’on étoufferait
sous un coussin,
modulés en braiements
rauques
borborygmes non répertoriés
de toutes fréquences
soulagés de reniflements
interminables.
Tâcher d’expulser
par la bouche
les oreilles
tous ces organes
où la douleur se niche.
Ne souhaitant recevoir
– ni surtout refuser –
le moindre secours
je chaussai mes lunettes noires
et repris ma route
grognant hoquetant
râlant caquetant
un raclement sourd
parfois débloquant
la voie rhinopharyngée.
Faites de l’aïkido.
À aucun moment
mes poings
ni mes épaules
ni mon dos
ni mes orteils
ne se crispèrent.
Bravement
ils prirent en charge
la sécurité de la manifestation
veillant à ce que chaque intervenant
mâchoires, dents, langue,
cordes vocales, poumons,
puissent, à cœur joie,
perdre tout contrôle
toute dignité,
à la seule fin de protéger
là-haut
tout en haut de l’édifice
l’encéphale
menacé d’embrasement
puis grillage en black-out
irréversible.
De black-out il y eut,
sans doute, un soupçon,
car tout à coup,
au vent frais du Luxembourg,
frémissaient
des potées de fleurs roses.
Tout près
Sainte-Geneviève
non, Jeanne d’Albret,
reine de Navarre
priait pour moi
et pour vous tous.
Señorita
Rends-moi la grâce
dont on me déposséda.
MA grâce
de l’été 2016
quand parfois
dans l’œil du cyclone
je faisais UN
avec toutes les créatures.
Moments bénis où je ne fus
que compassion
pour celles qui disaient
la mauvaise chose
ou s’excusaient
d'avoir dit la bonne.
" Mon père ! dit-elle.
Est-il juste
de reprocher aux gens
de n’être pas à la hauteur
de ce dont personne
ne peut être à la hauteur ?
– à moins que les faits
ne l’y contraignent.
Tu n’es à la hauteur de ÇA,
mon père,
que parce que tu le dois.
Crois-tu vraiment valoir mieux ?
Fiel, mon père,
fiel fiel fiel
ta chronique n’est que fiel !
Ta stratégie
de survie par le fiel
ne vaudra qu’un temps
dont la fin doit venir.
Retirer délicatement la poche de fiel.
Cesse la production.
Liquidation totale du stock.
Programme sur cinq ans :
raisonnable. "
Parole de la Señorita.
Oui Señorita
il est de toute première instance
d'essuyer ce fiel
qui me coule intarissable
dans les yeux.
J'en suis si aveugle
que quand ton doigt me montre un livre,
imbécile, je regarde le livre !
Lavons mes yeux
que je voie
clair et immédiat
– non pas deux heures plus tard –
qu'après cette rude journée
ce petit livre
dans ce bac rouge
c’est ton doigt qui me caresse
ton coude qui me bourrade
ton amour qui me sourit.
Décompensation terminée
marcher au soleil
tous les visages sont beaux.
GLOIRE.
Baisers à Jean-Pierre Duport,
qui le lendemain
fut un autre livre dans un bac rouge.
Question besoin de protection policière :
erreur, confusion, désolé, blabla
tout va bien.
Votre texte est tout simplement magnifique, merci.
Je partage votre peine.